L’administration est-elle en mesure de justifier légalement une sanction disciplinaire infligée à un agent public sur la base de témoignages anonymes et le cas échéant, selon quelles modalités ?
C’est à cette question que le Conseil d’Etat a répondu tout récemment (CE, 5 avril 2023, n° 463028), un mois après avoir déjà précisé les conditions d’audition des témoins devant le conseil de discipline (voir CE, 8 mars 2023, n° 463478 et notre commentaire).
Dans cette affaire, un agent contractuel de Pôle Emploi ayant animé une session de formation interne sur deux jours, avait fait l’objet par l’autorité hiérarchique d’une sanction d'exclusion temporaire de fonctions pour une durée de deux mois (relevant du deuxième groupe) au motif qu'il aurait, durant cette session, dénigré Pôle Emploi ainsi que certains de ses collègues et tenu des propos sexistes et homophobes.
Le Tribunal administratif de Montreuil a rejeté la demande de l’agent tendant à annuler la décision et à ce qu’il soit enjoint à Pôle Emploi de retirer de son dossier l'intégralité des pièces liées à la procédure disciplinaire correspondante.
La Cour administrative d’appel de Paris, par un arrêt du 16 février 2022 (n° 21PA01183), a néanmoins annulé ce jugement et fait droit à l’ensemble des demandes de l’agent, ce qui a conduit Pôle Emploi Pôle à saisir le Conseil d’Etat.
La haute juridiction, dans sa décision du 5 avril 2023 précitée et après avoir admis le principe de l’utilisation de témoignages anonymes pour fonder une sanction disciplinaire, a organisé une méthodologie à mettre en œuvre et prévu des règles de contrôle de ces témoignages, dans un cadre contentieux.
Elle l’a fait en ces termes :
« 3. L'autorité investie du pouvoir disciplinaire peut légalement infliger à un agent une sanction sur le fondement de témoignages qu'elle a anonymisés à la demande des témoins, lorsque la communication de leur identité serait de nature à leur porter préjudice. Il lui appartient cependant, dans le cadre de l'instance contentieuse engagée par l'agent contre cette sanction et si ce dernier conteste l'authenticité des témoignages ou la véracité de leur contenu, de produire tous éléments permettant de démontrer que la qualité des témoins correspond à celle qu'elle allègue et tous éléments de nature à corroborer les faits relatés dans les témoignages. La conviction du juge se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile ».
Plusieurs enseignements en ressortent :
Tout d’abord, si les témoignages anonymes sont admis pour fonder la sanction disciplinaire d’un agent public, cela doit intervenir à la double condition, d’une part, que cette anonymisation résulte d’une demande des témoins, d’autre part, que cette demande repose sur la circonstance que la communication de leur identité serait de nature à leur porter préjudice ;
Ensuite, l’administration pourra être contrainte, uniquement dans le cadre de l'instance contentieuse engagée par l'agent contre cette sanction et si ce dernier conteste l'authenticité des témoignages ou la véracité de leur contenu, de produire tous éléments permettant de démontrer que la qualité des témoins correspond à celle qu'elle allègue et tous éléments de nature à corroborer les faits relatés dans les témoignages.
La possibilité de contester ces témoignages supposera donc nécessairement que l’agent saisisse le juge administratif.
Par une série d’échanges d’écritures et de pièces, il appartiendra alors à l’administration de justifier des éléments permettant de démontrer que la qualité des témoins correspond à celle qu'elle allègue et tous éléments de nature à corroborer les faits relatés dans les témoignages.
Enfin, l’opinion du juge se formera au vu de ces échanges ainsi que, comme il en a toujours la possibilité, en ordonnant éventuellement toute mesure d'instruction utile.
Du point de vue de l’administration, il est évident qu’elle devra anticiper, en amont, la saisine du juge administratif, de manière à disposer de ces éléments justificatifs.
Il serait en outre utile qu’elle soit en mesure de justifier que l’anonymisation répond bien à une demande du témoin…tout en veillant à la préservation de son anonymat à cette occasion !
Du point de vue de l’agent sanctionné, il s’agira de combattre les indications contenues dans un témoignage anonyme par la saisine du juge administratif, en contestant l'authenticité des témoignages et/ou la véracité de leur contenu.
D’une manière générale, la question se posera de savoir le degré de contrôle que le juge administratif mettra concrètement en œuvre pour appliquer la méthode élaborée par le Conseil d’Etat. La question se posera, notamment, de savoir dans quelle mesure le préjudice (et sa réalité) que la communication de son identité serait susceptible de causer au témoin, à défaut d’anonymisation, pourront être discutés devant le juge.
En effet, il est bien évident qu’un témoignage anonymisé compliquera, dans certaines situations, la discussion contradictoire des faits justifiant la sanction.
L’enjeu sera d’éviter que l’ensemble des témoignages versés au soutien d’une sanction disciplinaire, ne soit pas subitement anonymisés, l’anonymisation des témoignages ne devant pas dégénérer en abus.
Ce sera le rôle de l’administration que d’y veiller, sous le contrôle du juge administratif saisi à l’initiative des avocats des agents.
Dans l’affaire dont le Conseil d’Etat était saisi, l’annulation de la sanction a été confirmée, au motif que « Pôle Emploi s'est exclusivement fondé sur des témoignages qui émaneraient d'agents qui auraient participé à la session de formation, rapportant des propos qui auraient alors été tenus, ces témoignages ayant été anonymisés et ne permettant ainsi pas d'identifier leurs auteurs, ainsi que sur une synthèse, également anonymisée et dont l'auteur reste ainsi inconnu, rapportant des propos qui auraient été tenus à l'occasion d'une enquête téléphonique avec des agents dont l'identité n'est pas davantage précisée et qui ont refusé de confirmer leurs propos par écrit, la cour a estimé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que les éléments anonymisés produits ne suffisaient pas à apporter la preuve de la réalité des faits contestée par l'intéressée. Elle n'a ce faisant pas commis d'erreur de droit ».
L’application concrète de cette méthodologie restera à surveiller attentivement.
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